N’allez pas répétant que le monde vous doit quoi que ce soit. Le monde ne vous doit rien. Il était là en premier.
Mark Twain
j’ai rencontré Valérie Vocalise sur un quai de gare, elle partait ailleurs, j’y allais moi aussi, ou serait-ce sur quai de mer, elle en instance d’horizon, moi de même? pas dans un aéroport par contre, je m’en souviendrais, mais la mémoire est une métafore, l’antichambre de nos labyrinthes, ou l’aurais-je rencontrée dans un spatioport, moi qui suis toujours en transit intersidéral? mais je m’égare,
née au fond d’une ruelle dans une ville imprécise, gigotant entre les jambes de sa mère morte, recueillie par un quidam et remise à l’État, Valérie n’a jamais parlé, elle a toujours chanté,
ses cris de bébé étaient modulés. ses gazouillis harmonieux, ses premiers mots fredonnés, c’est en tout cas ce qu’on raconte, insistant sur le fait qu’elle n’a jamais de toute sa vie émis une phrase qui ne fut un chant,
elle parlait en chantant, elle chantait ses paroles, sa voix était mélodie et il émanait d’elle une telle légèreté de vivre, une telle aisance d’être vivante qu’elle était poésie incarnée, musicalité faite chair, la chanson du monde pour qui voulait bien l’entendre et surtout l’écouter,
je l’ai aimée comme on aime une abstraction sculptée matière, comme de la matière modelée pensée, je l’ai tant aimée que je l’ai laissée libre, on aime vraiment qu’en ne retenant jamais, même quand le coeur déchire, nos cicatrices graffitis et grafignures dans l’écorce des arbres, je l’ai aimée comme on aime un rayon d’évidence dans le brouillard de nos mensonges, sa parole chantée remettait à l’endroit ce qui était à l’envers, inversait ce qui avait été érigé d’intransigeance, cette mascarade de droiture par laquelle nous abolissons l’autre, elle était pure joie de vivre jusque dans la drame, envolée sur la continuité blessée du monde, élan sacré sur nos péchés,
m’a-t-elle aimé? oui, au passage, le temps de quelques chansons, de quelques arias au tempo de ses mélodies comme les vagues dessinent la plage, j’ai été feuille de musique dans le catalogue de ses harmonies, sa conversation était une pièce musicale, une partition souvent joyeuse, parfois mélancolique, toujours valsant tel un esprit libre sur l’air du temps,
je lui ai demandé, dans le train, sur le bateau ou dans l’astronef, ou était-ce un soir que nous flânions dans les rues lunaires d’une ville incertaine? je lui ai demandé d’où lui venait son nom, qui le lui avait donné, qui l’avait nommée, elle a chanté qu’elle s’était toujours appelée Valérie, que Vocalise s’était ajouté à son insu et qu’on la connaissait aussi sous le nom de Valeria Vocalisa, elle était charmante, toujours de bon goût et surtout volatile,
on a voulu, vous l’aurez deviné, l’étudier, l’ausculter, l’examiner, l’analyser, la scruter, on voulait éplucher cette anomalie, cette singularité qui ne cadrait pas dans le cours normal des choses, alors que la normalité est un leurre, une fuite dans le pareil au même,
mais elle se défilait, on croyait l’avoir qu’elle s’effaçait comme de la vapeur de rêve au réveil, elle était là et dès qu’elle sentait qu’on voulait la piéger elle n’y était plus,
et bien sûr on a aussi voulu l’idolâtrer, la vénérer, la déifier, l’aduler, lui vouer un culte qu’elle n’a jamais habité, en vain, elle était déjà partie qu’on élevait encor son piedestal,
moi je l’ai longtemps cherchée après l’avoir laissée aller, elle si précieuse que je n’aurais d’ailleurs pas pu la retenir, j’ai arpenté mers et continents l’oreille tendue au moindre écho de ses refrains, mais on ne rattrape pas une âme qui nous a chanté sa présence au rythme de sa fantaisie, on en garde un souvenir inestimable, irremplaçable, comme une pépite d’or au creux de la main, de la poussière de vie entre les doigts,
puis j’appris un jour qu’on l’avait retrouvée morte et souriante au fond de l’allée où elle était née, elle était retournée au début du monde,
Françoise Hardy, Mon amie la rose
Superbe fable, mon Johnny… Un peu par déformation professionnelle, j’imaginais un texte de chanson.
Ça pourrait faire une belle chanson. S’agirait de trouver le rythme.
elle est très belle ton histoire .
quand nous avons eu la chance de quitter la ligne droite que la vie nous propose , les rencontres avec des gens « étranges » nous marquent ,et nous font apercevoir que la vie peut être ,pour certains, différente, sans être forcément plus facile dans notre monde formaté.
… ces êtres magiques qui sont toujours de passage …