Quand le soleil était descendu à l’horizon, ses rayons, brisés par les troncs des arbres, divergeaient dans les ombres de la forêt en longues gerbes lumineuses.
Bernardin de Saint-Pierre, Paul et Virginie
mais je vais vous dire, soit devant la fourche sur le chemin de ma conscience je prends le sentier à gauche vers l’arène du réel, bien malmené en ces temps d’imposture, auquel cas il me faudrait rendre compte de ses guerres, de ses injustices, de sa misère, de sa folie, de ses illusions,
blocs de ciment divisés par les fusées
robots humanisés vitrifiées
portes déguisées en fenêtres publicité
paterres idoines aux obsessions accrochées
(et je voudrais vivre encor cent ans pour voir comment il s’en sortira, s’il s’en sort)
soit je prends le sentier à droite vers la forêt de mes rêves, de mes cauchemars et de mes visions,
forêt enchantée, luxuriante, sauvage aussi
primitive, parfois brumeuse
que la lumière du jour transperce
et que des ombres la nuit traversent
forêt de cristal et de métal
de statues animées par la lune
de stèles comme ruines de pays oubliés
un cimetière où la mort chuchote ses incantations
un cirque où la vie danse à l’envers
forêt du langage, donc, et, cigarette au bec, à vif sur les pixels de mon écran, j’invente le sens des mots, j’ouvre la porte sur le partage des métafores, les distribue à qui veut bien les prendre pour si possible refaire le monde et voilà que je revois celle qui m’avait donné un marque-page rose au parfum d’ylang-ylang avant mon départ vers d’autres cieux, je l’aurais aimée si j’étais resté, elle s’appelait Mireille, elle m’avait invité chez elle un après-midi qu’elle avait congé, nous travaillions pour la même petite compagnie, enfin elle y était toujours, moi on m’avait viré, elle habitait un deux et demi dans le sous-sol d’un duplex, presque toute sa décoration était de couleur rose comme son marque-page, que j’ai encor, mais dont le parfum s’est évaporé depuis longtemps, nous avions marché le long du chemin de fer et traversé le pont sur la rivière, elle vivait près de l’eau, moi près d’un boulevard, je lui avais parlé des poèmes insensés que j’écrivais, elle m’avait dit qu’elle était un de mes poèmes,
«je suis un de tes poèmes, mais tu m’as pas mise en mots encor,»
elle était virtuelle, disait-elle, quoique bien en chair, là, à mes côtés, libre, ronde et parfumée, le pas rythmé comme une chanson pop, je lui avais parlé de la fraude dont je m’étais rendu coupable envers la compagnie et qui m’avait valu une arrestation, la cour et une amende,
«c’est drôle,» disait-elle, «j’aimerais ça moi aussi des fois faire quelque chose d’illégal,»
ah! j’avais dit, c’était pas grand-chose ce que j’avais fait, j’étais loin du grand criminel que parfois j’ambitionnais d’être, mais c’est vrai, j’en avais profité, l’occasion avait fait le larron, d’ailleurs, grand criminel, agent double plutôt, triple même, espion international trahissant les uns comme les autres si j’en avais eu les couilles, le culte et la discipline,
nous avons écouté de la music en buvant de la bière, elle une, moi deux, et je regrette aujourd’hui qu’il ne se soit rien passé, elle aurait voulu, c’était écrit sur elle comme un impromptu de sensualité, en plus que je m’étais trouvé une job dans une autre province et que j’allais bientôt dégager avec femme et flos et la bénédiction du juge, motif on ne peut plus valable pour s’émousser elle et moi, mais voilà, j’étais marié, ç’a nous a freiné l’ardeur, elle avait des scrupules, j’ai pas osé insister, c’est sûr que si j’étais resté ça se serait fait, j’aurais été infidèle sans vergogne, elle était trop rose, trop féminine, trop enjouée pour que pas, enfin, j’aurai manqué cette occasion-là, nous aurons manqué elle et moi ce corps à corps fleur bleue, j’en ai beaucoup raté comme ça des occasions charnelles, pour toutes les raisons qu’on voudra et qui au bout du compte ne tiennent pas vraiment la route, sauf quand on aime comme j’ai aimé l’ange, alors, là, bien sûr, on est fidèle, jamais je lui aurais été déloyal, c’était impensable, électron libre avant et depuis si je me laisse aller à mes fantasmes, électron lié à l’ange pour l’éternité même si dans la vie ç’a pris fin, pis m’a vous dire, j’ai toujours une pensée sexuelle en arrière de la tête quand je suis en compagnie d’une femme, c’est là, c’est constant, c’est la vie,
une flamme de désir comme une lampe au fond des bois
l’idée fixe comme un poteau au bout d’un champ
que vu qu’elle est et vu que je suis, soyons-le ensemble
pis ça dépend de quelle femme comme de raison, y a des limites à la concupiscence, des interdits à ne pas transgresser, une morale à respecter, j’avais fini ma bière, elle m’en offrit une autre, elle parlait des livres de filosofie qu’elle empruntait à la bibliothèque, elle voulait comprendre le monde, c’est une bonne raison, lui avais-je dit, quoique la filosofie, avais-je ajouté, discute du monde alors que l’art est le monde et le monde son théâtre,
«ça serait pas plutôt l’inverse?» avait-elle rétorqué, «l’art comme représentation du monde?»
si on veut, ça dépend des marées et des nuages en miroir sur l’horizon, après les bières nous sommes allés nous assoir dans l’herbe au bord de la rivière, l’après-midi tirait à sa fin, le soleil allongeait les ombres, les passants passaient, les autos roulaient, c’était l’heure de pointe, je parlais de moi. elle parlait d’elle, nous parlions de nous deux, nous avons aussi parlé de la ville, de ses quartiers clairs et de ses coins sombres, je fréquentais ceux-ci, elle préférait ceux-là, puis je lui inventai un poème qui mêlait ruelle et rêve, désir et liberté, ardeur et voltige, qu’elle voyait doucement naviguer sur la rivière comme le mirage d’un très fin vaisseau,
paroles perdues, gestes envolés
perles au cou, cordages aux mâts
arrêts lupanars, départs enchaînés
et justement je devais m’en aller, j’aurais pu, j’aurais voulu appeler à la maison pour dire que je rentrerais très tard, aurait-elle cédé à cette avance ne serait-ce que pour m’avoir près d’elle encor quelques heures? mais y avait les flos qui tiraient sur ma conscience et je revins à la fourche, semant le long du sentier des parcelles de Mireille en pétales de roses pour la mémoire éfémère du monde,
Mais puis-je évoquer le souvenir de ce beau visage sans lui imposer cette traversée du temps qui ne saura me le restituer aujourd’hui sans altérations ni outrages?
Éric Chevillard, L’Autofictif 5685
Corbeau, Illégal, le son est légèrement désynchronisé, c’est pas grave, c’est Marjo
le dilemme ! le réel ou l’irréel … mais est ce que l’irréel l’est vraiment alors le réel serait l’irréel ? pfuitt … on s’y perd et le saura t’on un jour ? suis le chemin qui te convient . Comme disait Castaneda « Tous les chemins se ressemblent : ils ne mènent nulle part. Pourtant, un chemin qui n’a pas de cœur n’est pas profitable. En revanche, celui qui en a un est aisé – le guerrier n’aura pas à se forcer pour le suivre ; il sera joyeux tout au long du voyage ; tant qu’il ne s’en écartera pas, il ne fera qu’un avec lui. »
toi ? faire une chose illégale !ah ah
toi tu t’es mis des chaines trop tôt ….
oui, je me suis mis des chaînes trop tôt…
tous les chemins se ressemblent, c’est vrai, et c’est le coeur qui compte, pas le chemin qu’on prend
quant au réel et à l’irréel…