I
elle aime l’étrange, le burlesque
le bizarre, l’absurde
ce qui défie le sens commun
le déstabilise, le remet en question
elle aime aussi le gore, elle avait déjà pensé faire carrière comme photographe de scènes de crime, sa mère lui avait offert en cadeau un livre illustré sur le sujet, elle s’était renseignée sur les écoles, si par ailleurs la perspective d’avoir à côtoyer du monde lui freinait l’élan, et puis qui songe à une telle carrière? à part elle, et d’autres comme elle? ça doit se présenter par la tangente, par un jeu de circonstances, mais elle y pense encor,
ce qui la fascine, ce qui l’interpelle, ce n’est pas tant l’horreur ou le sang que la variété consternante des manières qu’a l’humain de faire mal à autrui, de le blesser, de le torturer, de le mettre à mort, elle n’est pas sadique, elle n’a aucune propension à martyriser son prochain, si elle s’est faite du mal ce n’était qu’à elle-même, par ricochet à son frère, elle ne le fait plus, du moins plus comme ça,
elle aime l’insolite, le singulier
le curieux, le libre
ce qui dévie de la ligne droite
la brise et la courbe
II
si elle en avait le talent, disait-elle à ses amies, elle écrirait un roman où les dialogues ne correspondraient pas à l’action ou à la situation des personnages, ce qui se dirait n’aurait aucun rapport avec ce qui serait décrit ou raconté, ça serait sa façon à elle de représenter la déconnexion du monde d’avec le monde, la profonde incompréhension du monde dans lequel le monde évolue, d’ailleurs elle le trouve nul, ce monde, — pas le monde entier, elle ne prétend pas connaître le reste du monde, — le sien, ici, navrant, suspect, égoïste, pas égocentric comme elle, foncièrement égoïste derrière son voile de convivialité,
elle s’identifie à l’étranger de Camus, comme Cézanne elle n’aime pas qu’on la touche et comme Lovecraft elle n’aime pas la compagnie des humains, elle préfère comme lui celle des chats, par contre elle ne sait pas comment elle réagirait devant la mer, Lovecraft en ressentait une profonde aversion, il faudrait qu’elle la voit, qu’elle marche sur ses plages, qu’elle la respire pour savoir, peut-être l’aimerait-elle, peut-être aurait-elle été ce petit matelot discret et furtif qui une fois ses tâches accomplies sur un bateau de l’ancien temps se serait envolé dans la contemplation de la mer et de l’immensité du ciel, surtout le ciel nocturne,
elle a vu le ciel étoilé de la campagne, hors des lumières de la ville, la fois qu’elle a passé une fin de semaine avec ses amies dans un chalet qu’elles avaient loué, un chalet au bord d’un lac, chalet modeste mais connecté, elles ont grandi avec l’internet, pas question de s’en passer,
le soleil couchant sur le lac étale
acrylic sur miroir liquide
les avait émerveillées
plus tard elle a communié avec la Voie Lactée, elle a plongé dans les vastes étendues du cosmos, c’était son monde, sa place était là-bas entre les étoiles, avec elles comme si elle était désincarnée et qu’elle se déplaçait librement dans l’espace-temps, elle disait qu’elle n’était pas de ce monde, qu’elle était née sur une autre planète et qu’un coup de vent cosmic avait transporté son essence jusqu’ici,
revenir en ville fut un désastre émotionnel, elle en a fait une crise d’anxiété majeure, elle pouvait à peine respirer, elle étouffait, tout l’agressait, le bruit, les lumières, les murs, les gens, elle serait sûrement devenue folle si elle n’avait pas eu la music pour la soulager, aussi la présence de son frère le soir de son retour, elle prostrée sur le plancher de la cuisine le dos contre le réfrigérateur, la tête en panique, lui debout au bout du comptoir, silencieux ou presque, elle s’est relevée au bout d’une heure, a bu de l’eau, a grignoté deux craquelins, la crise était passée, elle pouvait aller dormir ou plutôt dessiner sur son ordinateur,
si elle avait de l’argent elle s’installerait dans un coin tranquille loin du monde, pas trop loin quand même, elle serait ermite, elle serait virtuelle, elle aurait sa chatte pour lui tenir compagnie, elle ferait comme ce grand-père qu’elle n’avait pas connu qui, racontait-on, vivait avec son chien dans un shack au fond des bois et qu’un neveu un fois par mois, le jour de la pension, conduisait à la localité voisine pour s’y ravitailler, dans son cas à elle peut-être avec son amie à la voiture,
et elle aurait un fusil au cas où,
loin du monde, certes, loin de la présence de son frère? c’était une autre histoire, le pourrait-elle vraiment? se sentirait-il obligé, lui, de venir aux nouvelles plus souvent qu’à son tour? souffrirait-elle du manque de ses amies maintenant qu’elle s’en serait éloignée? il y avait le téléfone et l’internet, c’est vrai, elles viendraient la visiter, c’est sûr, — au moins une fois par mois, — et elle n’aurait plus à supporter le brouhaha du monde, son activité incessante, ses bruits maladifs, elle communierait avec la nature, le pourrait-elle vraiment après avoir grandi en ville? tout en restant connectée, paradoxe contemporain, elle aurait les étoiles pour s’évader, serait-ce suffisant?
parce que si l’idée de vivre ainsi seule la séduisait, elle l’effrayait tout autant,
le cul entre deux chaises est une position vraiment difficile car on est bien nulle part .
pense y 😀
penses-y qui? moi? j’ai pas le cul entre deux chaises, ou le personnage indéfini de ces pages? c’est en effet pour elle une position inconfortable
ah ah non pas toi , tu me sembles installé sur une seul chaise , ce n’est pas le cas de l’entre deux hésitante entre ville et nature isolée ,entre ses ami(e)s et sa solitude .
bien installé sur une seule chaise que je suis, elle, ben, oui, c’est une autre histoire
je me demandais si ces pages ne pourraient pas devenir un livre ?
Nous lisons ,par procuration, des romans policiers avec des crimes parfois horribles, c’est le pourquoi des personnages qui nous pose questions .
seule dans la nature pour une femme n’est pas la même chose que pour ton père ,il y a toujours quelqu’un qui sait ,et dit aux autres « là bas ,il y a un ,ou une, qui vit seul ,ou seule ».
ce personnage « entre deux » n’a aucune idée de ce que c’est que de vivre seule dans un coin reculé, pour elle c’est plus un objectif abstrait né de sa difficulté à vivre en ville qu’un projet réel,
quant à faire un livre de ces pages et de celles qui les précèdent, j’y pense…