Lucy est morte dans mes bras, la vieillesse l’a emportée, elle avait 25 ans, ou 24, ou 26, j’étais vieux moi aussi, mais j’ai continué à vivre, je n’ai jamais connu la mort, j’ai traversé le temps et l’espace, j’ai survécu aux ères géologiques, j’ai parcouru tous les continents, j’ai navigué sur toutes les mers, j’ai vu naître les civilisationss, je les ai vues prospérer, puis s’écrouler,
il faisait nuit quand elle est morte, je revois encore l’esprit se voiler, puis s’éteindre dans ses grands yeux noirs, souvenir impérissable qui luit toujours au fond de mon âme par delà les millions d’années qui m’en séparent, la mémoire du premier amour de ma longue existence comme un diamant au centre existentiel de mon être, un amour pur, franc, vierge, un amour à l’aube de l’humanité,
j’ai longuement pleuré en silence, serrant son corps aux longs bras contre le mien, j’ai déposé un dernier baiser sur ses lèvres froides, j’ai confectionné une couronne d’herbe que j’ai posée sur sa tête inerte, j’ai regardé le ciel étoilé, immensité mystérieuse qui nous fascinait, qui nous émerveillait, qui nous effrayait,
j’ai recouvert son corps de terre, j’ai disposé des grosses pierres autour, je me suis prostré à côté, un bâton à la main pour protéger les restes de ma bien-aimée contre les bêtes, et j’ai attendu de mourir à mon tour,
mais les bêtes ni la mort ne sont venues,
la science moderne considère les premiers hominidés comme des grands singes à peine conscients et incapables d’une pensée abstraite, elle n’a pas tout à fait tort, n’empêche que j’ai été témoin d’éclairs d’une conscience supérieure chez les hominidés primitifs à travers les âges, comme un feu qui sautillait dans le temps et dans l’espace entre les espèces et qui allumait une lueur éphémère dans les esprits, lueur vite voilée chez l’individu, c’est vrai, mais qui laissait sa marque dans l’inconscient collectif ou plutôt dans la noosfère jusqu’à brûler inextinguible chez l’homo sapiens,
oui, Lucy et moi, nous n’étions que des grands singes, notre espèce, l’australopithèque, qui allait disparaître, avait appris à marcher debout, nous étions sans parole encore, bien que nous avions développé un système de communication fait de grognements, de sons et de gestes comme chez toutes les espèces animales, nous vivions en petits groupes, nous nous nourrissions presque exclusivement de fruits et d’insectes, nous fabriquions des outils de pierre rudimentaires, nous étions en constant déplacement, toujours aux aguets dans une nature féroce, cruelle, remplie de menaces,
nous ne pensions pas vraiment, pas au sens moderne du terme, nous ne réfléchissions pas, la pensée abstraite telle que nous la définissons aujourd’hui nous était inconnue, nous vivions au jour le jour,
et pourtant, dans ces nuits passées à contempler le ciel, enlacés Lucy et moi, emplis d’une tendre émotion partagée, un souffle de pensée touchait notre esprit, un questionnement, une interrogation, une mise en relation des éléments de la nature qui nous paraissaient encore disparates et incohérents, un émerveillement mêlé à de la frayeur devant la majesté du monde, cette lune que nous n’avions pas encore nommée, que nous observions croître, devenir pleine, puis décroître et disparaître pour renaître quelques nuits plus tard, ces points lumineux qui tournaient lentement dans le ciel en scintillant, ces météores qui flashaient et qui nous épouvantaient, cela nous parlait sans que nous puissions en déchiffrer le sens, nous touchait, stimulait dans notre esprit les premières envolées de la conscience humaine,
c’est par l’effet d’une de ces envolées, vivifiée par la douleur de perdre ma bien-aimée, ou serait-ce ma mémoire à travers les âges qui a voulu cette gestuelle? que j’ai confectionné la couronne d’herbe, que j’ai recouvert son corps de terre, que j’ai protégé sa sépulture d’un rempart de pierres et que j’ai attendu de mourir à ses côtés,
mais j’ai continué à vivre,
on mourait autour de moi, on naissait, on grandissait, on périssait, je restais le même, je ne vieillissais pas, je ne changeais pas, on commençait à me craindre, on me toisait avec défiance, on me considérait avec effarement, presque avec idolâtrie, je faisais peur, j’inspirais l’étonnement, on me touchait, on m’évitait, j’étais aussi incompréhensible pour autrui que je l’étais pour moi-même,
je dus m’exiler à plusieurs reprises, j’errais de groupes en groupes, certains m’acceptaient, d’autres me repoussaient, j’apprenais à vivre en solitaire, rongé par la peur de ce que j’étais, terrifié par mon anormalité,
non, je ne pensais pas encore comme on pense aujourd’hui, mes moments de lucidité, de conscience, de réflexion étaient brefs, entrecoupés de longues périodes de comportement instinctif, il fallait se nourrir, se défendre des bêtes, composer avec l’insensibilité de la nature, ma conscience était intuitive, animale, primaire, concrète, mais ma durée y prenait racine, mes neurones se réseautaient, interloqués, interrogés, questionnés, des fragments d’abstraction éclataient comme des bulles réflexives sur le terreau de ma conscience, je ne reconnaissais pas mon immortalité, je ne la connaissais pas encore, mais ma différence, qui me scindait des autres, me poussait à l’introspection,
j’ai été le premier homme conscient de l’humanité,
bien content que ça vous plaise, pis c’est pas fini, m’en reste encore à raconter sur cet immortel
le doctor Who chez les australopithèques ?
ton émouvant récit est sans doute proche de ce que nos tantes et oncles ont pu ressentir ,puisque même les singes actuels sont capable de ressentir des émotions ,jalousies , trahison, négociation et dissimulation,mais aussi tristesse ,tendresse etc .
souvent regardant le ciel ,les éléments déchaînés j’essaye de me mettre à la place de nos éloignés ancêtres . La vrai nature est plus un enfer qu’un paradis .
D’accord avec toi catse, beau texte et vrai….et oui, « La vrai nature est plus un enfer qu’un paradis. »