L’attribution d’une réalité physique quelconque aux calculs de l’histoire passée de l’électron est pure affaire de goût.
Werner Karl Heisenberg, Les Principes physiques de la Théorie des quanta
Madelon, Madeleine, son ti jupon de laine, son rond regard marron, son rire ébouriffé, sa généreuse poitrine,
son mari, un English tombé à La Pérade qui baragouinait un français de plus en plus inintelligible à mesure qu’il buvait, et il buvait beaucoup, s’était suicidé, un coup de fusil de chasse sous le menton,
Madeleine avait séché ses larmes, fait son deuil, riait moins,
je repeinturais dans la maison, louée com de raison, l’ex et les flos étaient chez les grands-parents maternels à Sainte-Foy, j’avais terminé une pièce, en avais préparé une autre, la dernière, et relaxais dans la cuisine avec bière et cigarette avant de reprendre le travail, j’avais mis Tattoo You des Rolling Stones sur le stéréo, le volume coloré, et qu’aperçois-je tout d’un coup dans la vitre de la porte d’entrée? le visage de Madeleine, elle habitait au village, moi sur la montée, une vingtaine de minutes à pied, j’ouvre, bonjour, bonjour, elle entre, comment ça va et toutes ces sortes de choses, je lui offre une bière et pendant que je lui en sors une du frigidaire je l’entends derrière moi qui chantonne avec Jagger «don’t ouanna bi your slêve,» elle connaît ses Rolling Stones, on placote debout contre le comptoir, la pèntré disait mon père, y fait beau soleil, les fenêtres sont grandes ouvertes, le parfum de la rivière et des conifères se mélange aux senteurs de la peinture à l’huile, c’est bien difficile, mais c’est bien plus beau que la peinture à l’eau, elle a appris que j’étais seul pour quelques jours, elle se sent bien seule elle aussi, elle dépose sa bière et se colle sur moi, ses seins étoffés écrasés sur mon torse, elle répète dans un murmure qu’elle se sent bien seule, ses lèvres frôlent les miennes, l’odeur d’un homme qui a travaillé toute la journée l’enivre, ses yeux m’appellent et m’encerclent, alors,
a) j’écoute mon père, son oeil de verre, le disque achève, je nous prends deux autres bières et on passe au salon, je vire le disque de bord, on s’installe sur le sofa, s’embrasse, se caresse, sirote notre bière, fume une cigarette, se déshabille intermezzo, le disque est fini, j’embarque Charlebois, Longue distance, m’assis évaché sur le sofa, mon t-shirt sous mes fesses, le sofa est en cuir, ça colle, elle se plante sur moi, ses genoux renfoncés dans le bas du dossier, et toutes voiles dehors nous naviguons à l’envers de l’hiver,
b) j’écoute ma mère, son oeil de terre, je repousse Madeleine doucement, je peux pas, je veux pas, je veux rester fidèle, elle comprend, sourit tristement, elle aussi l’a été du temps de son mari, elle s’excuse de son débordement, pas besoin, c’est moi qui suis désolé, on placote encor un brin, puis elle s’en va, le disque achève, je passe au salon, vire le disque de bord, retourne dans la cuisine, cale une deuxième bière en pompant une cigarette, et me remets au travail en essayant de pas trop penser à ses seins tatoués sur mon t-shirt, le disque fini j’embarque Charlebois, Longue distance, et c’est amarré au port des désirs rompus que je découpe les coins et roule et roule sur les murs, j’ai froid par en-dedans,
la mémoire est une galerie de miroirs, les souvenirs s’y répercutent pareil au temps qui dans un trou noir devient de l’espace et l’espace du temps, ainsi,
soit a) et, revenus au quai, elle va m’aider avec la dernière pièce, c’est tellement plus rapide à deux, la music au corps, le travail fini on ramasse, on nettoie, je rangerai le mobilier demain, et on remet ça à quatre pattes dans le salon, après on mange, on placote, on rigole, je la reconduis chez elle, la lune se lève dans le ciel bleu foncé, un baiser sur le pas de sa porte, j’ai apaisé son corps, dit-elle, j’ai calmé son coeur, je reviens content, salue les étoiles, certes un sentiment de culpabilité me picote, mais c’est pas vif et ça dure pas, je me fais une raison, j’ai cueilli un fruit défendu en secret et au diable les principes,
soit b) rien, je n’ai pas quitté le port, j’ai obéi aux convenances, j’ai été fidèle alors même, ironie grimaçante, que j’apprenais des années plus tard que l’ex ne l’avait jamais été, j’ai refusé le fruit, évité l’occasion, décalé la music, ça m’a laissé un mauvais pli dans le bas du ventre, vite oublié, je me faisais une raison, et qui maintenant dans l’hiver de ma vie se déplie com beaucoup d’autres depuis, occasions que mon père n’aurait pas laissées passer, par contre et en cela ma mère je n’ai jamais abîmé ma fidélité à l’ange, elle en était digne,
la mémoire est un labyrinthe truqué où les statues se transforment en parcs et les parcs en statues, la réalité souvenue est substance et apparence, c’est pure affaire de goût,
j’ai aussi dansé sur Slave avec une copine com je le raconte dans ma Série musicale 49
Beatles, Everybody’s Got Something To Hide Except Me And My Monkey
Your outside is in when your inside is out
Your inside is out when your outside is in
soit b) va t’elle te lire ?
je serais plus a) un petit coup de canif dans le protocole … ma foi si c’est pas répétitif , le problème quand on commence ou cela s’arrête t’il .
la mémoire enjolive t’elle nos souvenirs ?
la mémoire est un kaléidoscope de vérités, d’approximations et de faussetés, on s’y retrouve parfois tel qu’on était, ou on s’y fourvoie et on embellit ou on dépare, ou on s’y perd et on a oublié,
le protocole, les convenances, les principes, si ça sert à encadrer une certaine façon de vivre, ça devient aussi des boulets qui empêchent de vivre,
à propos, tu demandes dans ton commentaire « soit b) va t’elle te lire ? » qui? l’ange? faudrait qu’elle traduise en anglais, ma mère? c’est possible, Madeleine? ah ça, si je savais ce qu’elle est devenue…