L’écrivain à son lecteur : – Écoute-moi quand je me parle!
Éric Chevillard, L’Autofictif
justement, la fois où j’ai appris l’effet qu’avait sur Madeleine la senteur d’un hom qui avait travaillé fort, je faisais toutes sortes de jobines au village, ça payait bien, je bossais aussi chez les fermiers, avec eux c’était fric ou troc, plus souvent troc, en particulier du bois de chauffage, j’avais un poêle à bois dans la cave qui réchauffait confortablement la maison, j’avais peinturé ce jour-là, j’en avais encor pour trois ou quatre jours, j’avais sué et je dégageais un forte odeur de térébenthine et de peinture à l’huile, bien difficile, à la réflexion, mais bien plus belle que la peinture à l’eau, je vois Madeleine qui vient à ma rencontre, moulée dans son t-shirt et ses shorts, ses flip-flops qui claquent, bonjour, bonjour et toutes ces sortes de choses, puis…, elle se pencha vers moi et respira un grand coup, ho! j’aime la senteur d’un hom qui r’vient d’ travailler! me souffla-t-elle, le regard troublé,
son mari vivait encor, jobinait itou, lui et moi ensemble parfois, c’est triste que je n’arrive pas à me rappeler son nom, c’est là quelque part com un galet sur la plage de mes amitiés, un brave type, on s’entendait bien, mais buveur invétéré, il aimait sa bière et son whisky, pas violent par contre, juste qu’à mesure de l’intoxication on comprenait de moins en moins ce qu’il disait, puis plus du tout, on ne comprenait plus rien, à ce stade il ne causait plus avec nous, ne nous entendait plus, il parlait tuseul, peut-être marmottait-il sur le vide de son monde, ou sur son absence, jusqu’à se perdre et basculer, autrement de bonne compagnie à jeun,
Madeleine est un rêve
Madeleine est réelle
Madeleine est désir
Madeleine est virtuelle
elle bien en chair, moi beau bonhom, toués deux dans la jeune trentaine, que voulez-vous, l’attirance que nous éprouvions l’un pour l’autre depuis notre première rencontre embraya d’une vitesse ce jour-là, nous devenions complices par inadvertance et saine insouciance, complices dans l’oeil et dans la bonne humeur,
et si je pouvais me rappeler tout ce qu’on s’est dit, elle et moi, si je pouvais retranscire verbatim toutes nos conversations, toutes nos dicussions, tous nos échanges, j’en ferais une pièce de théâtre en un acte et à deux personnages sur une scène vide, qui n’en finirait plus et qui ne serait pas nécessairement le témoignage véridic d’une quelconque réalité tangible, ou je découperais le verbatim en blocs de dialogue que j’insérerais entre des descriptions de n’importe quoi sans rapport avec eux ni entre elles, ça risquerait là encor de n’en plus finir, j’aimerais c’est vrai écrire un roman où ce que disent les personnages est sans rapport avec ce qu’ils font ou ce dans quoi ils évoluent, à l’image de notre monde branché débranché de lui-même, pis même un livre illisible, histoire de circuler l’âme libre et les sens aux aguets,
mais tout est relief et reflet, détours et périfrases et je ramasse mes fragments de souvenirs d’elle éparpillés dans mes corridors pour en faire un poème à l’eau de rose, elle qui se parfumait au patchouli, c’était la mode,
Madeleine est un boisé sur le bord de la rivière
un banc dans le village au soleil
un tempo sur la montée le long des fermes
de la bière le soir en écoutant de la music
ou dehors la nuit pour compter les étoiles
et se conter des chimères
Madeleine, orchidée sous la pleine lune
crochet dans mon ventricule gauche
je sculpte tes miroirs sur ma poitrine
danse dans leurs feux et chante ton nom
je l’écris, ton nom, Madeleine, sur les arbres
et sur l’horizon parallèle pour ne jamais t’oublier
puis je m’envole dans la Voie lactée ourlée de mystères avec Mylène Farmer
donc … on sait au moins
que si toi tu sentais la sueur à la térébenthine, Madeleine elle sentait le bois moisi ah ah
c’est en tout cas l’avis de ceux qui renifle le parfum patchouli !!
que ferait on sans les souvenirs enjolivés ou pas
sacré patchouli, une frivolité qui n’a pas duré