Alain vendait de la dope big time, 2 000 $ par semaine, c’était au début des années 70, Ziggy Stardust faisait le tour du monde, à six on s’était loué deux studios adjacents au troisème d’un vieil immeuble sur l’avenue des Canadiens-de-Montréal, qui s’appelait alors la rue de La Gauchetière, dans le bas de la ville, en face y avait un champ avec des tracks de chemin de fer et, sur la gauche, la gare Windsor, y avait des trains dans ce temps-là, la gare était une gare, elle est maintenant patrimoniale,
et si vous voulez mon avis, avoir renommé la rue de La Gauchetière en avenue des Canadiens-de-Montréal, c’est débile,
entuca,
je dis studios, c’était plutôt des grandes chambres à hauts plafonds converties en petits appartements, Claude, sa blonde, moi, ma blonde, on occupait le plus grand, Alain et Pierre occupaient l’autre,
bref, un après-midi qu’on était tous les six chez Alain et Pierre, on frappe à la porte, Alain ouvre, deux mecs, un dans la cinquantaine, complet veston, lunettes, l’air d’un comptable, appelons-le M. Tof, l’autre, un Noir, dans la vingtaine, deux mètres au moins, en t-shirt musclé, appelons-le M. Rof,
Alain sait ce qui se passe, il a pas payé son dealer cette semaine, il a fait un premier paiement sur une Cadillac au lieu, il va lui falloir rendre des comptes, y faut qu’y s’explique,
MM. Tof et Rof entrent, M. Rof ferme et se poste dos à la porte, les bras croisés, les manches de son t-shirt étirées au max sur ses biceps, on sort pas de l’appartement,
Alain s’assoit à sa table, il a pâli, nous quatre on est à côté sur le sofa, Pierre à la table aussi, M. Tof s’approche lentement en jetant un regard circulaire sur l’appartement, puis s’empare d’une chaise, la plante devant Alain, le dossier contre le bord de la table, pose son pied droit sur le siège, se penche, le coude sur le genou, la main gauche sur le dossier, y a un gun dans la béance de son veston,
il est calme, posé, il parle normalement, sans élever la voix, sans faire de menace, c’est juste que le dealer veut son argent, Alain veut balbutier des explications, M. Tof l’arrête d’un geste de la main, le dealer se fiche de ce qu’Alain a fait avec le fric, il veut juste le ravoir, alors on s’arrange comme suit : le profit d’Alain sur la vente de dope, tout le profit, chaque semaine, plus les intérêts sur la dette, pas trop forts, les intérêts, on est généreux, on lui laisse une chance jusqu’à ce que tout soit rembousé, vu?
Alain a pas le choix, M. Tof lui dit de prendre le téléphone et d’appeler le dealer, «parle pas pour rien, fais juste lui dire qu’on s’est entendu, toi pis moi,» Alain s’exécute,
M. Tof se redresse, remet la chaise à sa place, regarde Alain une dernière fois, lui dit, posément, «fais-moi pas r’venir,» et quitte avec M. Rof,
Alain a payé, il a pas recommencé, il a fini par s’offrir sa Cadillac, mais plus tard,